La musique d'ameublement,
celle qu'on entend mais qu'on n'écoute pas
En 1920, Erik Satie lança une expérience musicale surprenante et révolutionnaire. Certes ce fut un échec, pour autant elle souleva de nombreuses questions sur le rôle de la musique en société et les mœurs d’un public romantique.
Extraits & fragments N°2
Erik Satie «Tapisserie en fer forgé»
Projet de musique expérimentale « Supremus »
Orchestre "Armonia Ludus", chef d'orchestre Mikhaïl Menabde
Une performance satiesque qui marquera l'Histoire de la musique
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En 1920 à la Galerie Barbazanges du Faubourg St-Honoré, Erik Satie et Darius Milhaud s’apprêtent à entreprendre une expérience musicale qui ne manquera pas de marquer le public. Lors de l’entracte de la nouvelle œuvre scénique de Max Jacobs, "Ruffian toujours, truand jamais", Satie et ses musiciens prévoient d’interpréter quelques nouvelles œuvres musicales, Chez un "Bistrot" et "Un Salon", pour duo de pianos, trois clarinettes et trombone. Les œuvres comportent également plusieurs extraits d’œuvres populaires dont la Danse Macabre de Saint-Saëns et l’opéra Mignon d’Ambroise Thomas.
Cet orchestre russe interprète dans l'esprit satiesque "Tapisserie en Fer Forgé". En effet, une partie de l'ensemble musical se lève, se déplace pendant que l'autre joue imperturbablement la pièce...
Pendant que le public parisien prenait place, le comédien et metteur en scène Pierre Bertin fait une annonce solennelle en forme d'avertissement : "Nous vous présenterons aussi pour la 1ère fois, par les soins de Messieurs Erik Satie et Darius Milhaud et sous la direction de Monsieur Delgrange, la musique d’ameublement, pendant les entr’actes de la pièce. Nous vous prions instamment de ne pas lui attacher d’importance et d’agir pendant l’entracte comme si elle n’existait pas. Cette musique, spécialement écrite pour la pièce de Max Jacob, prétend à contribuer à la vie au même titre qu’une conversation particulière, qu’un tableau de la galerie, ou que le siège sur lequel on est, ou non, assis",
(discours retranscrit dans les écrits du critique musical britannique Rollo H. Myers).
Mais c'est un échec, le public se tait et...écoute religieusement.
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À l’arrivée de l’entracte, les musiciens, installés dans les quatre coins de la salle et même dans une loggia au premier étage, se mettent à jouer les compositions. Interpellé par cette musique, le public tombe dans le silence afin d’écouter et profiter du concert, réagissant à l’encontre des instructions du compositeur. Satie implore son public de parler, continuer de bouger et surtout de ne pas écouter la musique. Mais incapable de faire autrement, le public agit comme depuis des siècles lorsqu’il est confronté à la musique : il se tait et il écoute.
Le silence du public, une condition romantique
L'expérience de Satie peut être considérée comme la première tentative délibérée de désacraliser les conventions d’écoute musicale contemplative héritées du XIXe siècle mais aussi de remettre en question l’utilité de l’expérience musicale au sein de la société.
Dans son envie de créer une musique qui doit être entendue sans être écoutée, la musique d’ameublement de Satie n’est pas sans rappeler l’ « art
Outre le choix douteux d'ajouter des extraits d’œuvres célèbres en espérant que le public n’y prête pas attention, l’expérience de Satie est révélatrice des mœurs et de la mentalité du public mélomane au début du XXe siècle. Son incapacité à ignorer la musique témoigne d'une culture de l'écoute profondément enracinée.
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Face à cette convenance sociale du silence, la musique d’ameublement de Satie se dresse contre les traditions d’écoute instaurées et perpétuées par les influences romantiques et germaniques (pour ne pas dire wagnériennes) largement répandues jusqu'au début du XXe siècle, à une époque où l’influence germanique sur les compositeurs français est à son apogée. Là où s’étendait l’influence de Richard Wagner suivait le silence des publics.
À cela s’ajoute l’émergence à la fin du XIXe siècle des music-halls. Lieux de divertissements à l'ambiance joviale et détendue, les music-halls gagnent rapidement la faveur d’un public de classe majoritairement ouvrière. À l’inverse, les opéras et salles de concert deviennent l’apanage des classes moyennes et supérieures, loin des foules bruyantes. Le silence devient alors une marque de distinction sociale, de goût et de raffinement.
Erik Satie annonciateur de la « Muzak », certes ! Mais il n'en aurait jamais partagé les objectifs intéressés !
À travers son expérience, Erik Satie annonce une approche révolutionnaire de la perception de la musique, remettant en question sa propre nature : qu'est-ce que la musique et comment doit-on l'écouter ? Doit-on même l’écouter ? Sans volonté de beauté, de fonction ou de valeur intrinsèque, la musique d'ameublement de Satie ne cherche aucune raison d’être autre que sa fonction utilitaire première : un son de circonstance.
"Nous voulons établir une musique faite pour satisfaire les besoins ‘utiles’. L’Art n’entre pas dans ces besoins. La Musique d’ameublement crée de la vibration ; elle n’a pas d’autre but ; elle remplit le même rôle que la lumière, la chaleur & le confort sous toutes ses formes", écrit Satie à Jean Cocteau.
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Peut-on voir dès 1920 la genèse de la musique de fond, annonçant la "Muzak" , première entreprise à créer les musiques d'ambiance officiellement établie aux États-Unis seulement 14 ans plus tard, en 1934 ?
Satie avait composé d’autres musiques "d’ameublement", une "Tapisserie en fer forgé" donc : pour l'arrivée des invités (À jouer dans un vestibule), mais aussi un "Carrelage phonique" (Peut se jouer à un lunch ou à un contrat de mariage). Le concert à la Galerie Barbazanges fut la seule et unique tentative publique d’une Musique d’ameublement...Erik Satie passa vite à autre chose
Ne serait ce pas le « Carrelage phonique » mais gymnopédique ?
Une "installation" tellement satiesque
Social Harmony est une installation artistique, menée pendant le Covid, du designer japonais Eisuke Tachikawa qui fonctionne en gardant la bonne distance sociale !
Les participants, les passants se tiennent debout sur une grande feuille de musique dessinée sur le sol et des notes (les premières mesures de la Gymnopédie n°1) sont jouées au moment où ils marchent dessus.
En respectant les distances sociales et en allant une note à la fois, le public est capable de jouer ensemble la pièce de Satie. Une coordination rigoureuse toute japonaise est cependant nécessaire… L’œuvre a été installée dans le hall d’entrée de la salle Minatomirai de Yokohama pour DESIGNART TOKYO 2020
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Muzak, Musiques (d'ascenseur, d'ameublement, fonctionnelle), Easy listening, Ambient...
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Ce n’est que 30 ans après cette révolution insoupçonnée que le compositeur Darius Milhaud confirma dans ses écrits (Notes sans musique, 1952) l’importance prophétique de l’expérience musicale de Satie :
"Aujourd’hui, ménagères et enfants laissent la musique pénétrer chez eux, sans discernement, lisant et travaillant au son de la radio. Et dans tous les lieux publics, dans les ascenseurs, les grands magasins, les "Uniprix", les restaurants, les clients sont sans répit abreuvés de musique. En Amérique, les " cafeterias" possèdent un assez grand nombre d’appareils pour que chaque client puisse, moyennant la modeste somme de cinq sous, meubler sa solitude ou accompagner la conversation de son convive. N’est-ce pas là de la "musique d’ameublement", celle qu’on entend, mais qu’on n’écoute pas ?
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Musique d'ascenseur, pourquoi ?
En 1922, un général américain dénommé George Squier eut l’idée d’utiliser les systèmes de télétransmission pour diffuser des musiques aux soldats se trouvant sur le front. Il baptisa sa société "Wired Radio", avant de décider, 12 ans plus tard, que "Muzak" sonnait mieux. Convaincu par les énormes potentialités de son invention, il se décida à élargir la diffusion de ces musiques aux vertus apaisantes, à des fins civiles. D’emblée le dispositif se montre particulièrement efficace pour neutraliser les bruits d’ascenseurs, dont la lenteur et les crissements stridents occasionnaient quelques frayeurs auprès des usagers. C’est à partir de cette période que la Muzak est appelée musique d’ascenseur. Ce terme, qui est passé dans le langage courant, est une contraction du mot "Musique" avec le nom de la société " Kodak", pionnière dans le domaine de la photo et dont Squier appréciait la sonorité du nom.
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Choisir des étages, attendre que l'ascenseur arrive, et lancez la musique !
Ouf !!! C'est pas du satie...Même si ce n'est pas mauvais
NON !!! Les Gnossiennes, les Gymnopédies, Sports & Divertissements...ne sont pas des musiques d'ameublement !
Bien sûr, Satie fut le premier a parlé de "musique d'ameublement", mais s'il a créé le terme en réaction contre la musique qui s'écoute la tête entre les mains, il n'en a guère écrit lui-même. En aucun cas, il n'a composé ses chefs d'œuvres pour qu'ils soient diffusés dans un ascenseur ! La véritable musique d'ameublement, celle qu'on entend dans les couloirs, (dans les ascenseurs d'hôtels justement), lors des temps d'attente pour joindre la SECU, ou encore dans les laiteries pour améliorer le rendement des vaches...a donc été inventée beaucoup plus tard avec des ambitions qui n'ont strictement rien à voir avec ce refus du sentimentalisme et cet idéalisme que Satie sollicitait à sa façon. C'est d'ailleurs pour cela que sa musique a pu parvenir jusqu'à nous quand tant d'autres plus célèbres ont disparu.
Brian Eno et l'ambient
En 1893 donc, le fantasque Erik Satie écrivait une musique répétitive censée représenter musicalement l’ambiance d’un cabinet préfectoral. Il fut le modèle des minimalistes américains tels que Cage, Riley, Glass, La Monte Young ou Adams. Satie, compositeur français de pièces si pauvres qu’elles en deviennent géniales. Se réclamant son l'héritage et de sa "musique d'ameublement", le Britannique Brian Eno propose à la fin des années 70 une forme d'easy listening qu'il baptise ambient.
L'ambient est une musique que l'on peut soit écouter activement, soit facilement ignorer, tout dépend du choix de l'auditeur.
Des nappes de synthés qui installent une atmosphère plus qu'une réelle mélodie, voilà exactement le propos de cette musique. On retrouve cette idée dans le manifeste que Brian Eno publie avec la sortie de son album "Music For Airports" en 1978. Considéré comme le premier album de musique ambient, ce disque rejoint les intentions de Muzak, tout en dénonçant le format des radios de la fin des années 70.
Brian Eno, qui reçoit un Lion d'Or à la biennale de Venise pour l'ensemble de sa carrière, propose tout comme le Major Squier, de vivre mieux avec une musique qui sait s'effacer, par opposition à la musique "mainstream" des radios. Toutefois, à la différence de Muzak, les motivations de Brian Eno étaient assurément, comme celles d'Erik Satie, totalement désintéressées (sans but managérial et commercial). Il voulait simplement proposer une nouvelle "forme" de présence musicale.
Muzak et musique fonctionnelle : la manipulation sonore (1978)
Excellente archive sonore provenant de la RTS (Radio Télévision Suisse) pour tout savoir sur le sujet qui nous occupe ici